Eclairement – Quelle relation entretenez-vous avec le réalisme ? Est-ce que vous avez voulu faire quelque-chose plutôt théâtral volontairement, ou faut-il voir le film de manière réaliste ? Finalement, est-ce que vous vouliez défendre une cause, défendre des idées ou juste raconter une histoire ?
Atiq Rahimi - La seule chose que je peux défendre c’est la dignité humaine, la liberté humaine, la vérité humaine. Au -delà de cela, non, je n’ai aucune cause à défendre. Je suis ni féministe, ni sexiste.
Eclairement - Votre film a cependant souvent été commenté dans le sens du réalisme et de la cause à défendre.
Atiq Rahimi - Pourtant, je ne traite que de l’être humain, c’est tout, l’humain dans une condition donnée, dans sa condition sociale, dans sa condition sexuelle, dans sa condition biologique, existentielle. C’est tout. Ce que j’écris, ce que je fais, je filme, cela ne représente aucunement la femme afghane.
Eclairement – Est-ce pour cela que votre personnage féminin n’a pas de nom ?
Atiq Rahimi - Voilà, il y a peut-être une personne en Afghanistan qui ressemble à cette femme, et pour moi ca suffit. Ce qui est important, c’est l’être humain en tant que tel, un seul être. Je dis que si sur terre, imaginons que tout va bien, qu’il y a une égalité parfaite, imaginons. Mais si jamais il y a une seule personne qui souffre sur cette terre, cela veut dire pour moi que l’humanité souffre. Je parle de la femme afghane comme de toutes les femmes du monde. Cette femme a des désirs, des rêves. Je parle de ça, de ce rêve dans mes réflexions. Même dans son pêche, même dans son orgueil, être humain est un être humain.
Je précise, parce que nous sommes d’une culture dans laquelle l’individu n’a pas sa propre définition, sa propre place, n’a pas son propre identité. L’individu n’existe que par rapport à sa famille, l’individu n’existe que par rapport à sa religion ou encore à sa communauté. Un être humain en tant que tel n’existe pas. Je donne un exemple très simple. En Afghanistan, on insulte la mère, le père, la tribu et jamais l’individu lui-même : parce que l’individu n’a pas de valeur. Or les droits de l’homme dont tout le monde parle n’ont de sens qu’avec un individu. Il faut reconnaitre l’individu, le reconnaitre dans son corps, reconnaitre dans ses désirs, dans ses rêves, dans ses faiblesses. Et là on ne le fait pas. D’où cette interprétation de pas mal d’Afghans qui s’acharnent contre moi, disent : pourquoi Atiq présente-t-il les femmes afghanes comme des prostituées, et les hommes afghans comme impuissants ? Mais, d’où vient cette idée d’interpréter de cette manière ? Quand vous lisez Madame Bovary, dites-vous que toutes les femmes françaises sont comme Madame Bovary ?
En Afghanistan, vous subissez l’appréciation de ce collectif, vous ne pouvez parler que du collectif, même à travers un personnage, vous subissez.
Une interprétation sur cette femme. Chapeau pour cette personne. C’était un intellectuel musulman afghane, qui dit.. il défend beaucoup mon livre, pour dire Atiq montre bien qu’on a raison.. il faut enfermer la femme.
C’est un film sur la parole, c’est tout.
On a du mal, on n’a pas dans notre structure intellectuelle, cette idée d’individu. Or je ne parle pas au nom des femmes afghanes, pour les femmes afghanes, non. C’est pourquoi dans ces pays là, le roman n’a pas de réelle présence. Le roman, l’écriture romanesque est fondée sur la notion d’individu. Le roman est né en Occident avec la prise de conscience sur l’individualité. On n’a pas ca, donc c’est pourquoi on s’acharne à écrire des poèmes. Parce que dans le poème, oui, je est un autre, comme disait Rimbaud. « Je » est personne. Donc on se cache, on ne dit rien, alors que dans les romans, non. Dans les films, non. On y met un individu, un être humain dans une situation, une condition donnée : quand je lis Pamuk, quand je regarde les films de Nuri Bilge Ceylan, Il était une fois en Anatolie, son chef d’œuvre, Uzak, ou bien Les trois sages. Orhan Pamuk aussi réfléchit sur l’être, sur l’individu. Quand je lis la Neige, c’est fantastique.
Eclairement - Dans tout ce qui était dit sur votre film, même en France, dans les commentaires, on est passé sur les symboles, peut être parce que vous êtes afghan, on dit : forcément il défend une cause.. Alors que vos propos éclairent toute l’ambigüité de votre livre.
Atiq Rahimi - Notamment en Occident, on aime bien les symboles. Du coup, quand ca vient d’ailleurs, vous êtes nécessairement défenseur de quelques choses. Or je parle de la femme afghane comme de toutes les femmes du monde. Cette femme a des désirs, des rêves. Je parle de ca, de ce rêve dans mes réflexions. Même dans son pêche, même dans son orgueil, être humain est un être humain. C’est ca.
Eclairement - Quelle est votre relation à l’Afghanistan depuis votre exil en France ?
Atiq Rahimi - Tout ce que j’écris a un rapport avec l’Afghanistan. Ce n’est pas que je vis par nostalgie. J ’ai vécu 18 ans par nostalgie. J’avais un regard très nostalgique. Comme dans Terres et Cendres, et ensuite dans Retour imaginaire. Mais en 2002, quand je suis retourné en Afghanistan, ce regard a été changé. Ce n’était plus un regard nostalgique, au contraire, j’essaie de devenir de plus en plus critique par rapport à cette société. Parce que le fait d’être ici en exil m’a permis de prendre une distance par rapport à mon pays, ca c’est le plus important. Et puis, remettre les choses en question, je suis afghan, par hasard. Quand je suis retourné en Afghanistan en 2002, après 18 ans d’exil, je n’étais pas reconnu là bas. Parce que moi, j’avais vécu 18 ans ici, dans une autre culture, dans une autre civilisation, dans une autre manière de pensée. Et en Afghanistan, l’écart n’était pas de 18ans, c’était de 36. J’ai choisi un pays, une langue après. C’était important pour moi. Vous connaissez Nasreddin Hoca, une histoire magnifique. Un soir, Nasreddin Hoca est en train de chercher quelque chose. Quelqu’un passe, le voit et lui demande : que cherches-tu ? Je cherche la clé de ma maison. Au bout de quelques minutes, il ne trouve rien. On lui demande : es-tu sûr de l’avoir perdu ici ou ailleurs ? Il dit, je l’ai perdu chez moi. Le passant répond : pourquoi ne cherches-tu pas chez toi ? Chez moi, il n’y a pas de lumière. L’exilé, c’est un peu ca. C’est-à-dire, d’un côté, le pays sombre dans la terreur, dans l’obscurantisme, dans la guerre. Là, on perd sa clé d’identité, sa clé de liberté. Ailleurs, de l’autre côté, il y a de la liberté, de la lumière. Mais on sait qu’on ne va la trouver jamais, cette clé, jamais... Parce qu’on l’a perdu ailleurs, chez soi. Qu’est-ce qu’on fait ? Soit on tombe dans une dépression totale, ou on tourne la page, on crée cette clé dans son imaginaire : écrire, faire des films, c’était ca pour moi. C’est-à-dire, j’ai perdu. Et quand je suis retourné en Afghanistan, j’ai vu que cette maison était complètement détruite. J’avais peut-être trouvé la clé, mais le problème c’est que la serrure était tellement rouillée. Donc tout a été perdu.
Eclairement - S’il n’y avait pas eu l’exil, n’auriez-vous pas écrit ?
Atiq Rahimi - Non, peut-être. J’écrirais, mais autrement.
Eclairement – Pour finir, vous demandez à vos lecteurs, lors des rencontres littéraires, les mots qui leur tiennent à coeur. Vous, quel mot vous tient le plus à cœur ?
Atiq Rahimi - Dans ma langue maternelle, c’est le mot can, parce qu’il signifie à la fois le corps et l’âme. Il n’y a pas de dichotomie. C’est comme une feuille, un côté c’est le corps, l’autre c’est l’âme. Si on déchire le corps, on déchire l’âme. Si on déchire l’âme, on déchire le corps, ça c’est très beau. En français, c’est le mot "ailleurs", un mot magnifique.
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